jeudi 5 février 2015

CULTIVER L’HUMOUR SÉRIEUSEMENT




Olivier CLERC SITE 

Que serait un monde sans amour, demande-t-on souvent. Mais que serait-il sans humour ? Sans les rires des enfants ? Sans les franches rigolades de tous les âges, sans ces éclats de rire qui soudain jaillissent d’une conversation ?... Il serait bien triste, évidemment. Mais pas seulement. L’humour – mot qui allie “humain” et “amour” - est à la fois plus riche, plus profond, plus nécessaire à notre existence et plus intrinsèquement lié à notre humanité qu’on ne l’imagine souvent. C’est tout sauf un ingrédient secondaire et superficiel de l’existence, la petite touche épicée qu’on rajouterait à un plat avant de le servir. En réalité, sa nature profonde, ses vertus et son utilité restent profondément méconnus. Il mériterait pourtant d’être délibérément entretenu, cultivé et propagé un peu partout. Voyons cela de plus près. L’humour est d’abord un formidable antidote à la pensée unique, comme le souligne son absence de tous les régimes totalitaires et de toutes les doctrines sectaires. Il nous apprend à voir les choses sous au moins deux angles totalement différents : - le premier, c’est celui qui paraît évident à l’écoute du début d’une blague ; c’est, symboliquement parlant, l’autoroute que le narrateur trace à dessein devant nous, afin que nous nous y engouffrions tête baissée ; - le second, c’est le sens inattendu que révèle la chute de l’histoire, le petit chemin de traverse qu’on a manqué en route, tandis qu’on dévalait trop vite la voie rapide. C’est le décalage entre ces deux destinations (souvent opposées), qui provoque le rire en nous libérant de l’ornière où nous nous étions laissés enfermer par la narration. L’humour nous ouvre de nouveaux espaces. Exemple basique : Pour son anniversaire, Rothschild a reçu deux clubs de golf. Malheureusement, un seul comporte une piscine. La chute rappelle le double sens de « club de golf » que l’idée de cadeau s’efforce de nous faire oublier. Plus la distance entre le sens suggéré et le sens final est fort, plus vaste le grand écart mental qu’il nous faut faire, plus grand l’espace de liberté ainsi découvert… et plus fort le rire ! Souvent, la chute inverse la perspective et révèle une autre lecture. C’est le fou, penché à la fenêtre de l’asile, qui demande aux passants en contre-bas sur la place : « Z’êtes nombreux là-dedans ? ». L’humour donne ainsi l’habitude d’une gymnastique mentale qui retourne et multiplie nos points de vue, nous rendant ainsi plus libres. C’est cette liberté, précisément, qui a si souvent fait bannir ou interdire l’humour.. Il faut deux yeux pour voir en relief, deux oreilles pour entendre en stéréo : l’humour nous rappelle qu’il faut au minimum deux points de vue différents, sur un même sujet, pour commencer à en appréhender tous les aspects et à en découvrir les dimensions insoupçonnées. Fût-ce en recourant à une perspective apparemment absurde de prime abord.
Ceux qui ont un bon sens de l’humour sont moins faciles à manipuler, à endoctriner, que les autres ; leur intellect est plus souple. L’« éclat » de rire – le mot est bien choisi – est souvent un acte qui permet de se libérer de chaînes mentales et de retrouver toute sa mobilité intellectuelle et conceptuelle. Il y a même souvent quelque chose de rebelle dans l’humour, comme un refus de se soumettre et d’obéir, que ce soit à une façon de penser ou à la fatalité, comme ce noble qui, montant à l’échafaud un lundi, s’est exclamé, « Voilà une semaine qui commence bien ! », montrant que même lorsque le corps est prisonnier, l’esprit reste insoumis. Edward de Bono, le génie à qui l’on doit les plus fantastiques outils de créativité de ces quarante dernières années, considère aussi que l’humour est à la base de la créativité1 . D’où l’importance, dans les séances de brainstorming bien menées, de laisser s’exprimer sans les juger les propositions les plus loufoques : ce sont elles, le plus souvent, qui permettent de faire de nouvelles trouvailles auxquelles aucune approche logique n’aurait pu nous conduire. Les créatifs sont des gens qui explorent de nouvelles voies, qui sortent des sentiers battus, et l’humour a l’art de nous faire faire exactement cela. Certes, ses propositions paraissent souvent irréelles et invraisemblables… mais combien d’inventions géniales sont en réalité nées ainsi ? En français, le mot “spirituel” s’applique aussi bien à celui qui a de l’esprit qu’à celui qui en fait. Ce n’est pas un hasard. Ce lien entre spiritualité et humour me paraît en effet pertinent à double titre. D’abord, parce que de nombreuses histoires drôles ne nous font pas seulement rire, mais – pour peu qu’on prenne le temps de s’y arrêter un instant – nous transmettent aussi de véritables leçons de sagesse2 . C’est vrai non seulement des fameuses histoires du Mullah Nasruddin3 , conçues pour illustrer les enseignements du soufisme, des blagues juives – grandes sources de sagesse –, ou encore des plaisanteries ostensiblement religieuses, mais également d’histoires drôles a priori tout à fait ordinaires – voire douteuses… - qui peuvent nous ouvrir de nouveaux horizons, pour peu qu’on ne s’arrête pas à la seule hilarité immédiate qu’elles suscitent. Raison pour laquelle, sans doute, bon nombre de maîtres spirituels de toutes traditions et de toutes époques ont également été connus pour leur humour décapant, leurs blagues désopilantes, leur sens du comique ou encore des comportements imprévisibles et cocasses. D’où, aussi, le second lien que je discerne entre spiritualité et humour : je dois en effet mes éclats de rire les plus tonitruants à des personnages de ce genre, “spirituels” dans les deux acceptions du terme, à la fois par l’esprit qui les habitait et par celui qu’ils savaient déployer en toutes occasions. Si le but de la plupart des disciplines spirituelles est de permettre à l’homme de dominer son ego, de se libérer des filets et des illusions du mental, d’accéder à une perception du réel qui ne soit plus teintée, déformée et filtrée par l’intellect, il n’est pas étonnant que l’humour joue un rôle substantiel dans cette libération. Par ailleurs, le rire crée des liens, favorise la relation et la communication, fait tomber des barrières, détend l’atmosphère. Démarrez une formation ou une intervention en public par une blague, et soudain les gens se relâchent, s’ouvrent, quittent le mental pour le cœur, laissent tomber les masques. Parmi les meilleurs professeurs que j’ai eus durant toute ma scolarité, figurent certains qui savaient utiliser l’humour avec grand art, non seulement pour rendre leurs cours vivants et passionnants (trente ans plus tard, je m’en rappelle comme si c’était hier…), mais aussi pour mieux gérer l’atmosphère d’une classe. 1 Cf. La boîte à outils de la créativité, de Edward de Bono, Editions d’Organisation. 2 Cf.La sagesse des blagues, d’Alejandro Jodorowsky, Editions Vivez Soleil. 3 Cf. Les Plaisanteries de l'incroyable Mulla Nérudien, de Idris Shah, Editions Le Courrier du Livre.A ces vertus de l’humour, il faut aussi ajouter, chose non négligeable, que le rire est thérapeutique. « La Bible proclame qu’un cœur joyeux fait autant de bien qu’un médicament », expliquent Robert Ornstein et David Obel4 , qui poursuivent : « Un rire joyeux représente un exercice remarquable pour le corps, un genre de “jogging intérieur”. (…) Un rire vigoureux peut brûler autant de calories à l’heure qu’une marche rapide ou une promenade à vélo. » Les gens qui rient vivent plus longtemps et en meilleure santé. L’humour, on le voit, favorise la créativité, la santé, la bonne humeur, la liberté. Il serait même créateur. Un sage excentrique m’a en effet confié un jour que l’univers, à l’en croire, lui devait son existence. Eh oui ! A ses dires, Dieu aurait commencé par imaginé le monde qu’il envisageait de créer. En voyant par anticipation dans quelles situations inextricables les humains allaient réussir à se fourrer, Dieu en aurait explosé de rire …et le monde aurait alors jailli de Lui dans un grand éclat de rire divin ! On savait déjà que les Orientaux considèrent le monde comme une expiration de Dieu (qui sera inspiré à nouveau en Lui, à la fin des temps), mais la vision du Big Bang comme un vaste éclat de rire cosmique y ajoute une touche tout à fait savoureuse ! Pourtant, malgré toutes ces qualités rapidement survolées, malgré tout le bien qu’il nous fait au plan mental, émotionnel, physique et même spirituel, l’humour n’est pas vraiment cultivé, ni enseigné. Il est même parfois découragé, voire puni. Qui ne s’est jamais fait virer d’un cours pour avoir ri, fait un mot d’humour ou une bonne blague ?… Avoir ou faire de l’humour serait, aux yeux de certains esprits chagrins, un signe de légèreté, de manque de sérieux ; quelque chose à bannir. Comme dans le roman d’Umberto Eco, Le Nom de la Rose5 , où le rire conduit les moines imprudents d’un monastère moyenâgeux à se faire assassiner… Pour ma part, je pense au contraire que, sans être une panacée bien sûr, l’humour peut contribuer de maintes façons à améliorer notre vie à tous les niveaux. Il peut nous aider à trouver des solutions aux nombreux maux qui affligent le monde d’aujourd’hui, nous rendre plus créatifs, plus optimistes, moins conformistes. Plus gais, aussi, bien sûr. Moins manipulables. Moins prisonniers d’un point de vue, d’un mode de pensée, d’une doctrine quelle qu’elle soit. « Entre deux solutions », affirme un dicton juif, « il faut choisir la troisième ». C’est exactement ce que permet l’humour, et les Juifs s’y connaissent en la matière. On parle dans plusieurs langues de « sens de l’humour ». C’est intéressant. Serait-ce lui, l’humour, ce sixième sens que nous sommes invités à développer aujourd’hui ?... Un sens, comme la vue, le goût ou l’odorat, s’affine, se forme, se développe. L’humour aussi. On peut délibérément le développer, l’enseigner, l’encourager, le propager. A quand le premier doctorat humoris causa ?… Comme en toutes choses, certains sont sans doute plus naturellement doués pour l’humour, mais cela n’empêche pas chacun de pouvoir aiguiser ce sens-là. Enfin, si comme l’affirme le dicton, le rire est le propre de l’homme, c’est sans doute le signe que l’humour doit faire partie de notre hygiène de vie !


 4 Robert Ornstein, David Obel. Les vertus du plaisir, Éditions Signa 5 Jean-Jacques Annaud en a réalisé une adaptation cinématographique remarquable.

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