jeudi 5 février 2015

CULTIVER L’HUMOUR SÉRIEUSEMENT




Olivier CLERC SITE 

Que serait un monde sans amour, demande-t-on souvent. Mais que serait-il sans humour ? Sans les rires des enfants ? Sans les franches rigolades de tous les âges, sans ces éclats de rire qui soudain jaillissent d’une conversation ?... Il serait bien triste, évidemment. Mais pas seulement. L’humour – mot qui allie “humain” et “amour” - est à la fois plus riche, plus profond, plus nécessaire à notre existence et plus intrinsèquement lié à notre humanité qu’on ne l’imagine souvent. C’est tout sauf un ingrédient secondaire et superficiel de l’existence, la petite touche épicée qu’on rajouterait à un plat avant de le servir. En réalité, sa nature profonde, ses vertus et son utilité restent profondément méconnus. Il mériterait pourtant d’être délibérément entretenu, cultivé et propagé un peu partout. Voyons cela de plus près. L’humour est d’abord un formidable antidote à la pensée unique, comme le souligne son absence de tous les régimes totalitaires et de toutes les doctrines sectaires. Il nous apprend à voir les choses sous au moins deux angles totalement différents : - le premier, c’est celui qui paraît évident à l’écoute du début d’une blague ; c’est, symboliquement parlant, l’autoroute que le narrateur trace à dessein devant nous, afin que nous nous y engouffrions tête baissée ; - le second, c’est le sens inattendu que révèle la chute de l’histoire, le petit chemin de traverse qu’on a manqué en route, tandis qu’on dévalait trop vite la voie rapide. C’est le décalage entre ces deux destinations (souvent opposées), qui provoque le rire en nous libérant de l’ornière où nous nous étions laissés enfermer par la narration. L’humour nous ouvre de nouveaux espaces. Exemple basique : Pour son anniversaire, Rothschild a reçu deux clubs de golf. Malheureusement, un seul comporte une piscine. La chute rappelle le double sens de « club de golf » que l’idée de cadeau s’efforce de nous faire oublier. Plus la distance entre le sens suggéré et le sens final est fort, plus vaste le grand écart mental qu’il nous faut faire, plus grand l’espace de liberté ainsi découvert… et plus fort le rire ! Souvent, la chute inverse la perspective et révèle une autre lecture. C’est le fou, penché à la fenêtre de l’asile, qui demande aux passants en contre-bas sur la place : « Z’êtes nombreux là-dedans ? ». L’humour donne ainsi l’habitude d’une gymnastique mentale qui retourne et multiplie nos points de vue, nous rendant ainsi plus libres. C’est cette liberté, précisément, qui a si souvent fait bannir ou interdire l’humour.. Il faut deux yeux pour voir en relief, deux oreilles pour entendre en stéréo : l’humour nous rappelle qu’il faut au minimum deux points de vue différents, sur un même sujet, pour commencer à en appréhender tous les aspects et à en découvrir les dimensions insoupçonnées. Fût-ce en recourant à une perspective apparemment absurde de prime abord.
Ceux qui ont un bon sens de l’humour sont moins faciles à manipuler, à endoctriner, que les autres ; leur intellect est plus souple. L’« éclat » de rire – le mot est bien choisi – est souvent un acte qui permet de se libérer de chaînes mentales et de retrouver toute sa mobilité intellectuelle et conceptuelle. Il y a même souvent quelque chose de rebelle dans l’humour, comme un refus de se soumettre et d’obéir, que ce soit à une façon de penser ou à la fatalité, comme ce noble qui, montant à l’échafaud un lundi, s’est exclamé, « Voilà une semaine qui commence bien ! », montrant que même lorsque le corps est prisonnier, l’esprit reste insoumis. Edward de Bono, le génie à qui l’on doit les plus fantastiques outils de créativité de ces quarante dernières années, considère aussi que l’humour est à la base de la créativité1 . D’où l’importance, dans les séances de brainstorming bien menées, de laisser s’exprimer sans les juger les propositions les plus loufoques : ce sont elles, le plus souvent, qui permettent de faire de nouvelles trouvailles auxquelles aucune approche logique n’aurait pu nous conduire. Les créatifs sont des gens qui explorent de nouvelles voies, qui sortent des sentiers battus, et l’humour a l’art de nous faire faire exactement cela. Certes, ses propositions paraissent souvent irréelles et invraisemblables… mais combien d’inventions géniales sont en réalité nées ainsi ? En français, le mot “spirituel” s’applique aussi bien à celui qui a de l’esprit qu’à celui qui en fait. Ce n’est pas un hasard. Ce lien entre spiritualité et humour me paraît en effet pertinent à double titre. D’abord, parce que de nombreuses histoires drôles ne nous font pas seulement rire, mais – pour peu qu’on prenne le temps de s’y arrêter un instant – nous transmettent aussi de véritables leçons de sagesse2 . C’est vrai non seulement des fameuses histoires du Mullah Nasruddin3 , conçues pour illustrer les enseignements du soufisme, des blagues juives – grandes sources de sagesse –, ou encore des plaisanteries ostensiblement religieuses, mais également d’histoires drôles a priori tout à fait ordinaires – voire douteuses… - qui peuvent nous ouvrir de nouveaux horizons, pour peu qu’on ne s’arrête pas à la seule hilarité immédiate qu’elles suscitent. Raison pour laquelle, sans doute, bon nombre de maîtres spirituels de toutes traditions et de toutes époques ont également été connus pour leur humour décapant, leurs blagues désopilantes, leur sens du comique ou encore des comportements imprévisibles et cocasses. D’où, aussi, le second lien que je discerne entre spiritualité et humour : je dois en effet mes éclats de rire les plus tonitruants à des personnages de ce genre, “spirituels” dans les deux acceptions du terme, à la fois par l’esprit qui les habitait et par celui qu’ils savaient déployer en toutes occasions. Si le but de la plupart des disciplines spirituelles est de permettre à l’homme de dominer son ego, de se libérer des filets et des illusions du mental, d’accéder à une perception du réel qui ne soit plus teintée, déformée et filtrée par l’intellect, il n’est pas étonnant que l’humour joue un rôle substantiel dans cette libération. Par ailleurs, le rire crée des liens, favorise la relation et la communication, fait tomber des barrières, détend l’atmosphère. Démarrez une formation ou une intervention en public par une blague, et soudain les gens se relâchent, s’ouvrent, quittent le mental pour le cœur, laissent tomber les masques. Parmi les meilleurs professeurs que j’ai eus durant toute ma scolarité, figurent certains qui savaient utiliser l’humour avec grand art, non seulement pour rendre leurs cours vivants et passionnants (trente ans plus tard, je m’en rappelle comme si c’était hier…), mais aussi pour mieux gérer l’atmosphère d’une classe. 1 Cf. La boîte à outils de la créativité, de Edward de Bono, Editions d’Organisation. 2 Cf.La sagesse des blagues, d’Alejandro Jodorowsky, Editions Vivez Soleil. 3 Cf. Les Plaisanteries de l'incroyable Mulla Nérudien, de Idris Shah, Editions Le Courrier du Livre.A ces vertus de l’humour, il faut aussi ajouter, chose non négligeable, que le rire est thérapeutique. « La Bible proclame qu’un cœur joyeux fait autant de bien qu’un médicament », expliquent Robert Ornstein et David Obel4 , qui poursuivent : « Un rire joyeux représente un exercice remarquable pour le corps, un genre de “jogging intérieur”. (…) Un rire vigoureux peut brûler autant de calories à l’heure qu’une marche rapide ou une promenade à vélo. » Les gens qui rient vivent plus longtemps et en meilleure santé. L’humour, on le voit, favorise la créativité, la santé, la bonne humeur, la liberté. Il serait même créateur. Un sage excentrique m’a en effet confié un jour que l’univers, à l’en croire, lui devait son existence. Eh oui ! A ses dires, Dieu aurait commencé par imaginé le monde qu’il envisageait de créer. En voyant par anticipation dans quelles situations inextricables les humains allaient réussir à se fourrer, Dieu en aurait explosé de rire …et le monde aurait alors jailli de Lui dans un grand éclat de rire divin ! On savait déjà que les Orientaux considèrent le monde comme une expiration de Dieu (qui sera inspiré à nouveau en Lui, à la fin des temps), mais la vision du Big Bang comme un vaste éclat de rire cosmique y ajoute une touche tout à fait savoureuse ! Pourtant, malgré toutes ces qualités rapidement survolées, malgré tout le bien qu’il nous fait au plan mental, émotionnel, physique et même spirituel, l’humour n’est pas vraiment cultivé, ni enseigné. Il est même parfois découragé, voire puni. Qui ne s’est jamais fait virer d’un cours pour avoir ri, fait un mot d’humour ou une bonne blague ?… Avoir ou faire de l’humour serait, aux yeux de certains esprits chagrins, un signe de légèreté, de manque de sérieux ; quelque chose à bannir. Comme dans le roman d’Umberto Eco, Le Nom de la Rose5 , où le rire conduit les moines imprudents d’un monastère moyenâgeux à se faire assassiner… Pour ma part, je pense au contraire que, sans être une panacée bien sûr, l’humour peut contribuer de maintes façons à améliorer notre vie à tous les niveaux. Il peut nous aider à trouver des solutions aux nombreux maux qui affligent le monde d’aujourd’hui, nous rendre plus créatifs, plus optimistes, moins conformistes. Plus gais, aussi, bien sûr. Moins manipulables. Moins prisonniers d’un point de vue, d’un mode de pensée, d’une doctrine quelle qu’elle soit. « Entre deux solutions », affirme un dicton juif, « il faut choisir la troisième ». C’est exactement ce que permet l’humour, et les Juifs s’y connaissent en la matière. On parle dans plusieurs langues de « sens de l’humour ». C’est intéressant. Serait-ce lui, l’humour, ce sixième sens que nous sommes invités à développer aujourd’hui ?... Un sens, comme la vue, le goût ou l’odorat, s’affine, se forme, se développe. L’humour aussi. On peut délibérément le développer, l’enseigner, l’encourager, le propager. A quand le premier doctorat humoris causa ?… Comme en toutes choses, certains sont sans doute plus naturellement doués pour l’humour, mais cela n’empêche pas chacun de pouvoir aiguiser ce sens-là. Enfin, si comme l’affirme le dicton, le rire est le propre de l’homme, c’est sans doute le signe que l’humour doit faire partie de notre hygiène de vie !


 4 Robert Ornstein, David Obel. Les vertus du plaisir, Éditions Signa 5 Jean-Jacques Annaud en a réalisé une adaptation cinématographique remarquable.

mercredi 4 février 2015

المرافقة ... من المفهوم إلى الممارسة




محمــد العبيــدي

        كان المربي قديما، في العصور اليونانية، خادم العائلات الكبرى، وكان من أهم مهامه مرافقة أطفالهم وملازمتهم أثناء مسير الطريق لإيصالهم إلى معلميهم لتدريبهم على المواطنة. وكان يتناقش معهم في كل مرة أثناء اجتياز الطريق، ويتحدث إليهم حول ما اكتسبوه. لقد كان وسيطا بين هذه العائلات والأماكن العمومية التي يرتادها الأطفال آنذاك. ولعله من الثابت أن هذا المرافق لم يكن يطلب منه سوى المشي جنبا لجنب مع الطفل لتأمين الطريق والوصول به في الوقت المحدد. إلا أن هذه المسؤولية -على بساطتها - جعلت من هذا العبد "المرافق" شخصية هامة وجعلت من مهمته دورا سيكون ذا شأن في أدبيات النظريات التربوية الحديثة. فكيف تطورت هذه الممارسة، وما هي قيمتها وموقعها في العلوم الإنسانية والتربوية تحديدا؟ ما أهمية اعتمادها في اوساط التنشيط التربوي الاجتماعي؟
مع ولادة العلوم الإنسانية ، ظهر اهتمام متزايد وتطور سريع في النظريات التربوية فنتج عن ذلك تطور في الفكر البيداغوجي الذي جعل من الدور النشيط للذات المتعلمة مدار اهتمامها. وغني عن البيان أن هذا التطور لم يكن بالضرورة تجاوزا أو قطيعة مع العصور القديمة بل كان استيعابا لها على أساس تجديد المفاهيم وتنظيمها وفق أنساق ومنهجيات تعرف بالبراديغم . وقد دلت أشغال PAUL (*) في 2004 أن مفهوم المرافقة شق التاريخ الإنساني محافظا على مبادئ تعريفه الحديث، وقد ظل هذا المفهوم شاملا Générique، رغم استعماله في عديد السياقات والمجالات كالتعليم والتكوين والمساعدة والإرشاد وحتى الحكم، ولم يؤثر تغير شكله Protéiforme على جوهر مفهومه.
إن المفهوم الأولي والقاعدي للمرافقة يعني السير معا في اتجاه محدد وفق قيمة رمزية تمثل في التقاسم le partage. وهذه القيمة تدحض أولية وأسبقية المرافق primauté بل تجعله ثانويا أمام الشخص المرافق، إضافة إلى اعتبار أن أبعاد العلاقة في هذه العملية أهم من أبعادها الإجرائية. وعليه، فإن المرافقة لا تقوم أساسا على هدف محدد بغية الوصول إليه ولكن على مبدأ هدي المرافق وإرشاده ودله لتحقيق ذلك بنفسه[1]
            وحديثا، تتموضع المرافقة في ملتقى عديد المقاربات والنظريات التربوية والعلاجية والنفسية والتواصلية من ذلك التيار النفسي الإنساني بقيادة كارل روجرس ونظرية التفاوض عند Fisher Ury ونظرية التواصل عند Gregory Bateson ومنظومة مدرسة PALO ALTO إضافة إلى باحثين آخرين من أمثال Vigotsky  و Feurstein.
         لقد تطورت المرافقة عند روجرس من الحقل النفسي العلاجي إلى المجال التربوي فهو الذي اعتبر أن دور المرافق هو تحويل القدرات الداخلية للفرد من القوة إلى الفعل انطلاقا من مسلمة مفادها أن كل شخص قادر على التغيير مهما كان عمره أو معيقاته. ففي حديثه عن المرافق (المساعد)، أكد روجرس أنه ذلك الذي يحسن اعتماد قدراته الإبداعية بتلقائية في مساعدة لآخر ليكون قادرا على مواجهة الحياة بنفسه. و هي مساعدة تقوم على علاقة تفاؤل لا مشروطة وثقة في الفرد وفي قدراته المتنامية. و تبعه Feurstein في نفس الاتجاه فدعا المربين إلى استثمار ما يمكن أن يفعله الطفل ويقدر عليه، والتخلي - كما هو شائع في الأوساط التربوية - على ما لا يمكن أن يفعله. هذا وتقر المقاربة السوسيوبنائية أن المعارف تبنى من الداخل وأن التعلمات تأتي من المنحى الاجتماعي ، وعلى المربي "وسيطا أو مرافقا" إيقاظ هذا الداخل في المربى وإرشاده إلى التفاعل مع هذه المعارف بطريقته. سقراط أيضا يعتبر "المولد" هو من له القدرة على مساعدة المتعلم في إخراج معارفه من ذاته مع يقينه أنه ليس هو منشئ تلك المعارف. ولنا في ذلك أحسن مثال في تجربة مساءلة سقراط لأحد العبيد بحضور مينون Ménon والتي انتهت بأن أجوبة هذا العبد (على كونه جاهلا) ترجع إليه حقا.
من جهة أخرى انتقلت المرافقة إلى أوساط العمل الاجتماعي حتى أن بعض الدول فرضتها ونصت على ضرورتها في التشريعات كقانون ، لا سيما مع الأشخاص من ذوي الإعاقات الخاصة والأشخاص الطاعنين في السن، لتبقى هذه الممارسة تختلف من ثقافة لأخرى ، بحسب ما يوليه كل مجتمع لغايات نظامه التربوي ومقاصد برامجه وأنشطته.
هذا و - في اعتقادنا – لا تعتبر المرافقة في أوساط التنشيط التربوي الاجتماعي بتونس منتشرة ومعتمدة بشكل رسمي ونحن نصنف تعامل العاملين والمشرفين على هذا الحقل مع المرافقة كالتالي:
-  توجد قلة – حسب تقديرنا – تحسن ممارستها وتدعو وتساهم في نشرها كضرورة ميدانية تساهم في مجابهة صعوبات الشباب والمربين. وقد تكون هذه الفئة متأثرة بتكوين شخصي ويحمل أفرادها حماسة التغيير والتجديد ومتابعة مستجدات علوم التربية والبيداغوجيا.
- ثمة قلة اخرى ممارسة للمرافقة أيضا ولكن دون وعي كبير منها ، وذلك لافتقادها المرتكزات النظرية والبيداغوجية وهي بذلك تعتبر محاولات شخصية لا ترتقي لأن تكون عملية منظمة ومؤسس لها.
- توجد فئة - نقدر انها اغلبية - غير عاملة بمبادئ للمرافقة لعدم الإلمام بأديباتها واختزال مفهومها في الإرشاد والتفقدخاصة كلما تقابلت أو اصطدمت بعمليات الإسناد وممارسات التفقد الرسمية.
وبناء على ما تقدم من التحليل، تظهر المرافقة كمفهوم وممارسة قديمين تتشكل حسب سياق الاستخدام ولكن دون الحياد عن جوهرها الذي ظل ثابتا رغم تحديثه. ولعل أهم ما يجلب انتباهنا أن المرافقة لا تبدو مهمة بيداغوجية محضة بل تتعداها لتحمل معنى البناء- Bulding - وهي الفكرة التي اضافها هيغل على إثر اطلاعه على مؤلف روسو "اميل" مقرا أن هذا النشاط يجب أن يكون مساعدا على ظهور إمكانات معينة في الطبيعة البشرية وانضاجها ، وهذا التحقيق يمثل أساسا نشاط الحرية... أليست الحرية عند ميل S. Mill تحقيق الفرد لإمكانياته ؟
بهذا المعنى إننا نرى أن أي تغيير يحصل في المؤسسات أو المربين  إنما يشترط الحرية التي تدعمها المرافقة، لا سيما أنه عندما 
يتعلق الامر بقضية التأثير في الإنسان (فردا أو جماعة) ، فإن التعامل معهم ينبغي أن ينطلق مما هم عليه والعمل على جعلهم يتطورون وفق حركات وعيهم الخاصة والذاتية – وهنا تكمن حيلة وأهمية "العقل التربوي"، وتبدو أهمية المرافقة والوساطة كبديلين لنفوذ البيداغوجيا




*  M.PAUL (2004) l’accompagnement, une posture professionnelle spécifique, Paris : l’Harmattan

jeudi 29 janvier 2015



                   Winnicott et la thérapie comportementale

    Lettre de D.W. Winnicott, adressée en juin 1969 au rédacteur de Child Care News.


Cher Monsieur ,

il est certain que l'on pourrait faire un commentaire élogieux de I'article que Carole Holder consacre a la Thérapie Comportementale dans le Child Care News de mai 1969, n° 86. Pour cela, cependant, il faudrait être dans un monde différent de celui dans lequel a la fois je vis et je travaille. Il est important pour moi d'avoir l'occasion de faire savoir à mes nombreux collègues travailleurs sociaux que je désire tuer cet article et sa tendance. J'aimerais en dire plus et, en tout cas, commencer par dire pourquoi je veux les tuer.

Ce pourrait être une bonne chose que de lire les déclarations de cet article aux travailleurs sociaux qui, par autosélection, sélection et formation, ont une pratique de cas. A coup sûr, il est bon que l'on vous remette en mémoire que les systèmes locaux de principes moraux ne sont pas seulement enseignés par l' exemple, mais aussi par des tapes sur le derrière et des punitions. En fait, il est peu probable que nous puissions oublier ce fait fondamental, puisque une grande part de notre travail s'est édifiée à partir de l' échec de la thérapie comportementale telle qu'elle se pratique à la maison et dans les institutions.

Je revendique le droit de protester. J'ai gagné ce droit du fait que je n'ai jamais accepté le mot malajusté qui, dans les années 1920, a traversé l'AtIantique dans les bagages de la "Guidance infantile" et nous a été vendu en même temps. Un enfant mal adapté est un enfant, garçon ou fille, aux besoins de qui quelqu'un n'a pas su s'adapter à tel stade important de son développement.

Imaginez des travailleurs sociaux dans un groupe d'études réfléchissant avec les principes de la thérapie comportementale. Un tel groupe ne tarderait pas à être, par sélection et autosélection, rempli par des gens qui, de façon naturelle, adoptent la disposition d'esprit de la thérapie comportementale. La formation ne ferait qu'accentuer les sillons et les arêtes des structures de la personnalité déjà à l'œuvre dans les mœurs comportementalistes.

Ce serait vraiment une bataille perdue, parce que ces gens dont je parle avec les mots de sillons et d'arêtes ne sauront pas qu'il existe une autre sorte de travail social, un travail orienté pour faciliter les processus du développement ; ils ne sauront pas que contenir tensions et pressions des personnes et des groupes comporte une valeur positive, de même que laisser le temps agir dans la guérison ; ils ne sauront pas que la vie est réellement difficile et que seul compte le combat personnel, et que, pour l'individu, il n'y a que cela qui soit précieux.

L'article de Carole Holder met en lumière qu'il est possible de considérer la vie avec la plus extrême naïveté. Le probleme est que cette surprenante sursimplification doit séduire les gens dont on a besoin pour financer le travail social. Rien de plus facile que de vendre la thérapie comportementale aux membres d'un comité qui, à son tour, la revendra aux membres des conseils municipaux dont les talents s'exercent dans d'autres champs. On n'est jamais à court de gens qui affirment avoir tiré profit des principes moraux que leurs pères leur ont imposés en famille, ou tiré profit du fait qu'à l'école un professeur sévère rendait cuisants la paresse ou un larcin. C'est à cela que les gens croient pour commencer.

II faut malheureusement, de près ou de loin, parler ici des médecins et des infirmières, car leur travail aussi repose sur une sursimplification fondamentale : la maladie est déjà présente, leur travail est de l'éliminer. Mais la nature humaine n'est pas comme l'anatomie et la physiologie, bien qu'elle en dépende, et les médecins, là encore par autosélection, sélection et formation, ne sont pas faits pour la tâche du travailleur social, à savoir reconnaître l'existence du conflit humain, le contenir, y croire et le souffrir, ce qui veut dire tolérer les symptômes qui portent la marque d'une profonde détresse.

Les travailleurs sociaux ont besoin de considérer sans cesse la philosophie de leur travail ; ils ont besoin de savoir quand ils doivent se battre pour être autorisés à faire les choses difficiles (et être payés pour ça) et non les choses faciles ; ils doivent trouver un soutien là où on peut en trouver, et ne pas en attendre de l'administration ni des contribuables, ni plus généralement des figures parentales. En fait, dans ce cadre loca1isé, les travailleurs sociaux doivent être eux-mêmes les figures parentales, sûrs de leur propre attitude même quand ils ne sont pas soutenus, et souvent dans la position curieuse de devoir réclamer le droit d'être épuisés par I'exercice de leurs tâches, plutôt que d'être séduits par la voie, facile, de se mettre au service de la conformité. 

Car La Thérapie Comportementale (avec des majuscules pour en faire une Chose qui peut être tuée) est une porte de sortie commode. II faut juste s'accorder sur des principes moraux. Quand on suce son pouce, on est méchant; quand on mouille son lit, on est méchant; quand on met du désordre, quand on vole, qu'on casse un carreau, on est méchant. C'est méchant de mettre les parents au défi, de critiquer les règlements de l'école, de voir les défauts des cursus universitaires, de haïr la perspective d'une vie qui tourne comme une courroie de transmission. C'est méchant de rechigner devant une vie réglée par des ordinateurs. Chacun est libre d'établir sa propre liste de " bon " et " méchant " ou " mauvais " ; et une volée de comportementalistes partageant plus ou moins des systèmes moraux identiques est libre de se rassembler et de mettre en place des cures de symptômes.

II y aura des ratages, mais il y aura quantité de succès et d'enfants qui iront disant : " Je suis si joyeux de ne plus mouiller mon lit grâce à MIle Holder ", ou grâce à un appareil électrique ou à un "conditionneur" quelconque. Le thérapeute n'aura besoin de rien d'autre que d'exploiter le fait que les êtres humains sont une espèce animale dotée d'une neurophysiologie à l'instar des rats et des grenouilles. Ce qu'on laisse pour compte, là, c'est que les êtres humains, même ceux dont la teneur en intelligence est plutôt basse, ne sont pas simplement des animaux. Ils ont pas mal de choses dont les animaux sont dépourvus. Personnellement, je considérerais que la Thérapie Comportementale est une insulte même pour les grands singes, et même pour les chats.

Il est triste de penser qu'il n'y a pas suffisamment de travailleurs sociaux, et qu'il n'y en aura jamais suffisamment. Il est infiniment plus triste de penser que le dernier paragraphe de l'article de Mlle Holder pourrait bien être utilisé par les responsables des Institutions d'enfants pour justifier la transmission, à qui officie en pédiatrie, de ce " procédé économique et raisonnable " qui doit rendre gentils les méchants clients.

Il est clair que je suis en train de m'exercer à faire marcher un conditionneur : je veux tuer la Thérapie Comportementale par le ridicule. Sa naïveté devrait faire l'affaire. Sinon, il faudra la guerre, et la guerre sera politique, comrne entre une dictature et la démocratie.

Votre très fidèle 

D. W. WINNICOTT